Poéme traduit du Grec et présenté par Jacques Lacarrière
Le sanctuaire du poeme
Des mots de passe. Je ne peux définir autrement les mots de ce poème, à cela près qu’ils s’appliquent à tout autre chose qu’à ceux d’un jeu d’enfants ou d’une sentinelle en faction.
Des mots de passe : pour passer où et surtout pour sortir d’où?
Eh bien justement pour sortir de l’impasse, l’impasse de ce monde fini et fermé, de tout lieu où le manque, la privation, la déficience risquent de vous enfermer.
Ce poème est d’abord marqué par l’angoisse de l’aporeia, l’aporie au sens ancien du mot, c’est-à-dire l’absence d’issue, de passage, l’angoisse de l’impasse. Aporeia, aporos sont parmi les plus vieux mots grecs et on trouve déjà aporos dans un des fragments d’Héraclite.
L’aporie, c’est l’impossibilité d’aller plus loin, d’avancer, de passer, de franchir.
C’est le manque physique et moral, l’indigence de l’être au sens propre et figuré, c’est le dénuement du corps et de l’âme, c’est l’incertitude, le désarroi, la désorientation.
L’être en état d’aporie s’avère sans devenir, sans avenir, prisonnier de son propre présent comme d’un labyrinthe qui est, par excellence, un espace aporique.
Se délivrer de l’angoisse et de l’aporie d’être mais pour atteindre quoi, passer où ? Eh bien vers un lieu et un temps que nul – hormis les poètes voyants – ne fut jamais en mesure de connaître et moins encore d’approcher, cet autre temps, cet autre espace qui commencent
au-delà des frontières de toute finitude, de l’enfermement de l’être en état d’aporie, et ne sont accessibles qu’a ceux, si rares, qui ont, comme Empedocle, senti sourdre leurs larmes devant Yasinitbea cboro, le pays etrange, inconnu, l’espace inhabituel.
Alors, si philosophe ou poete visionnaire, l’on peut entrevoir ce pays innornme, ce lieu indernontrable, au plus profond de l’etre s’ouvrent des mystika perasmata, des passages secrets et mystiques (le mot mystiko a les deux sens en grec) menant vers cet espace infrequente si ce n’est par ceux-la qui servent justement de gardiens et de guides au poerne, Heraclite, Anaxagore, Empedocle, Platon, Saint Jean (celui de l’Apocalypse), la Sibylle, tous porteurs d’une parole hautement initiatique.
Pour Maria Lampadaridou, la rencontre de cette parole et l’ approche de ce monde autre resulterent d’une epreuve intime et douloureuse, la perte d’un enfant parti en son jeune age vers «le monde d’en haut», astre dont la mernoire (plus merne que la mernoire, la presence instante, invisible) ne cesserent del’habiter, de mettre au jour les chemins d’exorcismes de ce
poerne. Quels sont alors ces mots de passe, ces mots qui prennent ici valeur de viatique et d’urgence, ces mots dont certains ont plus de trois mille ans, deja prononces par les bouches presocratiques, puis chantes par les mystiques byzantins, ces motssesames de I’autre vie, ces rnots-sentinelles qui apportent jusqu’en notre siecle, tel l’eclat des etoiles, la lumiere d’une
verite issue du fond des temps ? Ce sont aima (sang), oneiro (reve), mnimi (rnemoire), thanatos (mort), dakri (larrne), abyssos (abime), pbos (lumiere), lampsi (eclat), rodo (rose), chrismos (oracle), rogmi (fissure), pligi (plaie). Mots qui jalonnent les chemins interieurs et secrets ouvrant la voie de l’ autre espace, l’inapproche, l’indernontrable, l’interdit merne, la voie de l’adyton de l’etre, ce lieu qui, dans les sanctuaires antiques, etait totalement interdit aux profanes. Aussi verra-t’on surgir en ce poerne, a la facon d’une litanie, maintes images syrnboliques et apotropaiques comme celie de l’ame errante, ne trouvant d’issue a l’impasse que grace a ce «sang de la plaie», cette «fissure de l’ame», ce «bruit d’abime» qui l’abreuvent etl’habitent.
Poerne mystique done, initiatique, poerne de la douleur du corps, du cceur, de l’etre tout entier tendu vers ce de sir d’ abolir le temps et la mort, d’ effleurer ce monde jusqu’ alors intouchable, indernontrable qui commence juste au-dela de l’homme, juste en deca de l’ange par ces paroles et ces incantations qui ont pouvoir de «faire fleurir l’abime». Qui ont pouvoir
aussi, en leur supreme instance, de restituer l’image – la-bas ou la-haut – de l’enfant perdu devenu «tendre etoile».
Rarement un poerne aura recueilli, rassernble en une ecriture jaillissante autant de messages et de signes de trois mille ans de langue grecque. Car c’ est aussi un etonnant et un vivant pelerinage dans les sanctuaires de la langue, depuis les propylees et l’adyton antiques jusqu’a l’iconostase des chapelies byzantines.
Pelerinage jalonne de silhouettes farnilieres, celies d’Heraclite, d’Anaxagore, de Saint Jean, de l’auteur inconnu de l’Acathistos Ymnos, le plus beau poeme de la liturgie byzantine et du poete .contemporain Elytis. Mais ces jalons ne sont jamais ni references ni citations. Les fragments choisis sont inseres, je dirais meme inclus dans Ie poerne et les mots grecs anciens font corps avec ceux d’ aujourd’hui. Oui, de vivantes inclusions d’Heraclite, de Platon ou de I’Apocalypse, comme surgissement d’images neuves, ces mots qui ont aide l’auteur a «dilater son ame», a «dernagnetiser le silence» pour pouvoir franchir les abimes qui le separent de l’ adyton du monde. Un mot, avant de conclure, sur 1’auteur de ce poerne de lumiere. J’ai connu Maria Lampadaridou il y a maintenant trente ans alors qu’elle etait etudiante a Paris, a la Sorbonne OU elle suivait des cours sur l’histoire du theatre. En Grece, elle est connue depuis longtemps comme auteur dramatique et ses pieces ont ete jouees a plusieurs reprises sur des scenes privees et nationales. Elle est d’ailleurs 1’auteur d’un bel essai sur Samuel Beckett – qu’elle a rencontre a plusieurs reprises -, un essai non traduit en francais et intitule «L’ experience de la douleur de vivre» et un autre sur le poete Odysseus Elytis.
Elle a publie egalernent d’autres recueils de poemes, des nouvelles et des textes en prose dont l’ autobiographie de ses annees d’enfance (elle est nee dans l’ile de Lernnos), ecrite a partir des reves qu’elle fit a cette epoque.
Mais Maria Lampadaridou est avant tout poete, essentiellement, existentiellement poete. La poesie n’ est pas chez elle jeu d’ecriture, c’est une facon d’etre, de respirer, de vivre. “J’ecris parce que c’est ma seule facon d’etre» dit-elle, “J’ ecris parce que je ne peux exister qu’ ainsi. Chacun de mes poernes est un fragment arrache a la vie.»
La poesie, avec elle, devient acte de resistance, refus du nihilisme contempo rain, rebellion devant l’ absurdite proclamee du monde. Pour Maria Lampadaridou, la poesie est «le sang de la verite». Dans le present poerne, elle est encore plus que cela : elle est le sang de la mernoire coule dans les mots du poeme et qui lui donne la force neuve d’une Genese sans repos.
Jacques Lacarrière